LE TEMPS EN SURSIS
Lu pour vous...
Le Temps en sursis, d'Ingeborg Bachmann
Temps heureux des jeunes années où les mots sont innocents de nos mauvaises pensées, où les phrases ne portent pas encore le poids de nos actes manqués. Un temps qu'on voudrait éternellement suspendu au soleil de midi et que l'on fuit pourtant à toutes jambes, pressés d'espérance, avides de regrets. Il y aurait un poète pour chanter notre impatiente imbécillité, un poète accomodant dont on ne retiendrait, ingrats, jamais le nom. Un poète différent, comme ces femmes qui intriguent plus qu'elles ne séduisent et dont on ne se souvient jamais de la physionomie. Une femme poète que l'on suivrait jusqu'au fond de la mer, pour avoir le coeur net. Mais le coeur tombe :
Fall ab, Herz, vom Baum der Zeit
Fallr, irh Blätter, aus den erkalteten Asten
Germania anno zero : les esprits qui sortent des gravats de Berlin recherchent de l'air sous ce ciel qu'ils n'osent regarder en face, un ciel vide des dieux baroques de leur histoire désormais indicible. C'est l'année du film de Rosselini et de la première réunion du groupe de Richter. Les esprits ont besoin de se compter, de se prouver qu'ils existent et des mots d'Ingebord s'illuminer :
Es kommen härtere Tage
Le "Temps en sursis" est un poème dur, sans concession, une indélicatesse, comme un coup de feu dans un concert, vous savez, ces concerts de Bayreuth que rien ne semble interrompre. Le coup de pistolet n'était pas de la politique, mon cher Riton, c'était le cri d'une femme qui nous rappelle à la vie, quand l'art s'est perdu au confin du grotesque et de la contemplation de lui-même. Le cri a retenti et sa puissance a pu nous détourner des mots en eux-mêmes :
Auf treten volferder im regen und sterne im März
Les mots d'Ingelbord paraissent nouveaux, et c'est désormais le travail du poète, dans l'effort de reconstruction, de les ressortir tous neufs et frais, comme sortis ruisselants de ce Temps qui nous menace de sa présence et de son absence. Non pas des prises de guerre, mais des bénéfices de paix, sans condition.
Wir teilen ein brot mit dem Regen,
ein brot, eine Schuld und ein Haus.
Des mots qui nous indiquent une voie quand la poussière des champs de ruine ne laisse voir qu'un ciel sans direction. Pour nous sortir de cet étourdissement résigné que chante un certain Zimmerman :
How doest it feel
To be on your own
With no direction home
Il y a de la violence et des éclats de la rire, de la tendresse de grand-mère et un sérieux d'écolier - le charme d'un sourire indulgent, les défauts de préliminaires hatifs, mais nulle trace de la prétendue lourdeur teutonne. Ingeborg a vingt-sept ans depuis ce jour.