Lu pour vous...

Le Livre noir, d'Orhan Pamuk

Enfin un ouvrage à proprement parler romanesque. En France depuis le "nouveau roman" et sa diatribe punk "No Balzac, Flaubert or Stendhal in 1977" plus personne n'ose ce qui a imposé l'art français à travers le monde. Oser mêler plusieurs histoires à plusieurs quartiers d'une ville, dans un style plutôt lent qui n'occulte rien de la vision romanesque et que Pamuk a si bien expliqué dans sa conférence sur "le romancier naïf et le romancier sentimental". Il est ce turc qui ose nous imposer sa langue, sa ville, ses personnages, la vieille mentalité stamboulote et les ravages de la modernité avec une douceur chirurgicale.

A être trop précis, trop exhautif, on ne perd pourtant ni les demi-tons ni les vagues impressions : nous suivons Galip à la recherche de Ruya dans la nuit et la neige d'un Istambul trop réel, profond et ambigü. Djélâl aussi a disparu, et Galip le recherche dans ses chroniques.

Avez-vous remarqué que les eaux du Bosphore sont en train de se retirer?

Dans un ouvrage romanesque il y a plusieurs niveaux de lecture. A la première lecture du Livre noir vous recherchez Ruya, la belle Ruya qui fume trop et lit des romans policiers qu'elle achète dans la boutique d'Alaaddine. On a conscience que le livre même est comme cette boutique dans laquelle on ne voit pas tout du premier coup d'oeil.

Je suis un écrivain "pittoresque".

C'est un aveu, un fantasme, un vieux rêve et une sacré transgression pour un auteur musulman (qui se cache ici derrière Djélâl), mais puisque décidement l'auteur est partout, dans le héros désabusé Galip, dans ce journaliste jalousé Djélâl, n'est-il pas aussi cet Alaaddine collectionneur de la moindre banalité incarnée en colifichet. Il est le vrai passeur vers le domaine de la mémoire.

"La mémoire est un jardin" avait écrit Djélâl dans une de ses chroniques. "les jardins de Ruya, ses jardins à elle..." s'était alors dit Galip. "N'y pense pas, n'y pense surtout pas, tu serais trop jaloux!". Mais Galip y pensa, tout en contemplant le front de sa femme.

Aimer une femme trop belle et la perdre, se perdre soi-même dans sa propre ville où le passé et le futur se ressemblent à s'y méprendre, s'emmêler dans les secrets de famille qui ne sont des secrets pour personne : la seconde lecture vous présente un nouvel angle de vue, différent encore de la troisième et de la quatrième. Le Livre noir est une ville, changeante, mouvante, et comme Galip on revient toujours au "Coeur de la Ville" pour s'identifier à Djélâl. Mais qui perd la mémoire? Le lecteur ou l'auteur, Galip ou Djelal? La ville elle-même ou Ruya la poupée?

Le seul moyen d'être soi-même, c'était d'être un autre, ou alors de se perdre dans les histoires racontées par un autre ; et ces histoires, que j'ai tenté de disposer côte à côte dans un livre noir, m'émeuvent en me rappelant une autre histoire, puis une autre encore, exactement comme cela se passe dans notre mémoire.

Pamuk est notre Proust.

LE LIVRE NOIR

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