Livres qu'on a cru avoir lus (ou qu'on a oublié avoir écrits)

J'ai cherché ce livre partout, quand je demandais les libraires me regardaient avec insistance. Le titre ne leur disait pas grand chose, Eldorado j'oublie tout, mais dans leur prunelle un début de clarté apparaissait avec la description physique de l'auteur. Mais ce qui est sorti du classement de l'Express n'existe plus, d'ailleurs je ne trouvais personne à qui demander, les libraires aussi avaient disparu et les livres étaient téléchargeables et pour Eldorado je tombais sur ERROR 501 PAGE NOT FOUND.

Effectivement ça disait quelque chose aux gens que j'interrogeais au wagon-restaurant, un type costaud, avec une moustache, le front haut, un métèque, un voyou, un regard à la fois détaché et insistant, de celui qui a beaucoup vu et qui ne dira rien, mais oui, un homme de main, un gars de l'Est, un mexicain, il a écrit Eldorado j'oublie tout, lui qui n'était pas écrivain de métier mais marchand d'arme, à Djibouti je pense. Rimbaud?

J'ai demandé dans un dîner, il y avait deux profs de français, et dans ces milieux on lit, on saurait, l'auteur d' Eldorado j'oublie tout, un gars avec un torse velu avec un collier où pendait une dent (requin, crocodile, adversaire?), qui portait ces débardeurs qui laissent libres d'accès les porte-revolvers, il avait fait de la prison en amérique centrale, le livre raconte ses aventures avec Bob Denard et Corto Maltese et Bernard Tapie, mais dans les dîners on ne parle plus littérature que scandinave.

Je l'avais lu en vacances, il trainait dans une location, j'avais douze ou treize ans et c'était le succès de l'année, on voyait son auteur dans les émissions de télé, il portait des vestes de cuir qui accentuaient sa carrure et sa réputation, il avait une moustache bien taillée qui commençait à passer de mode et quand je disais avec enthousiasme que je lisais Eldorado j'oublie tout les grandes personnes haussaient les épaules ou avaient un sourire ou bien disaient qu'ils n'aimaient pas ce type, que c'était un bandit, qu'il n'avait surement pas écrit lui-même le livre et qu'en plus il avait tout inventé.

Bon, quand un personnage dérange on l'accuse de tricher, mais un romancier n'est-il pas par définition un tricheur? Mais il y avait du vrai et surtout de la raison dans ce mépris social : je ne lisais pas un livre au hasard, je lisais ce que les autres lisaient, j'identifiais l'auteur à ce personnage de bande-dessinée. J'avais treize ans et le coeur en éponge. L'opinion des autres l'a asséché, j'ai oublié son nom.

LE COEUR FOU ROBINSONNE A TRAVERS LES ROMANS

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