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Plein de Caporal
1 novembre 2015

ELDORADO MON AMOUR

Livres qu'on a cru avoir lus (ou qu'on a oublié avoir écrit)

strogoff

Eldorado mon amour, de Franz Schloss

 

Une nuit j'ai rêvé le rêve d'un autre. J'ai rapidement compris ma méprise : ce n'était pas mon imaginaire, nulle référence à des gens que je connaissais, ni à des lieux que j'avais fréquenté. Au réveil je ne m'en faisais pas trop, les chances de tomber sur la propriétaire du rêve, et qu'elle me fasse des reproches, étaient plutôt mince.

J'occupais alors et ce dès huit heures un poste précaire de réceptionniste d'un hôtel du Vème arrondissement. Ce matin-là je ne portais pas ma livret habituelle, qui avait disparu sans explication de mon casier, mais le chandail lie de vin et le jean noir que j'avais enfilés machinalement après la douche. Je donnais l'impression d'être de passage à mon poste de travail, c'est en tout cas le fond des réflexions que j'entendis à trois reprises de la bouche du personnel féminin de l'établissement.

A midi je me faisais relever et j'allais prendre un déjeuner rapide en cuisine, composé ce jeudi d'un gratin dauphinois, d'une salade aux cerneaux de noix et aux morceaux de Beaufort, et d'une crème semi-liquide qui usurpait le nom de pannacotta. Sonia, la cuisinière en chef, ne gouta guère ma réflexion et me fit déguerpir en menaçant de me faire virer.

Pendant mon travail je ne suis pas censé prendre des communications personnelles. Mais Delphine avait quelques chose d'important à me dire. C'était bien pire que tout ce que j'avais pu imaginer, même si mon imagination s'était limité à des faits de l'ordre du probable, tel l'emboutissement de notre voiture ou l'obligation de passer la soirée chez sa soeur dont on entreprendrait d'atténuer les effets de la dix-neuvième dépression nerveuse.

J'avais demandé à Christiane la directrice l'autorisation de sortir prendre l'air quelques minutes, que je viciai en entrant dans un bureau-tabac pour acheter de quoi me remettre à fumer. Il fallait qu'en m'installant au comptoir et en ouvrant le paquet de Camel je m'assois à côté d'Isabelle. Nous nous étions perdus de vue durant une bonne décennie, je lui proposai de nous revoir le soir-même. Elle avait toujours ses cheveux noirs très longs et de grands yeux perpétuellement mouillés.

Elle me raconta au diner que nous prenions dans une brasserie des Gobelins qu'elle venait de divorcer d'Edouardo, et donc qu'elle revenait s'installer en France. J'ignorais qu'elle était partie six ans au Brésil, mais le Brésil lui allait bien. Non moi non plus je n'étais plus avec Delphine, elle venait de me quitter cet après-midi, non c'était définitif elle était enceinte de Laurent. Au moment de payer je m'aperçus que j'avais perdu mon portefeuille, ou qu'on me l'avait volé. Isabelle me fit le reproche de ma manie de le faire dépasser de la poche arrière de mon jean et paya pour nous.

Je suivis son conseil et allai déposer plainte malgré l'heure au commissariat. Un gardien de la paix me demanda de le suivre dans un bureau pour prendre ma déposition, mais il y eut un contre-temps et ce ne fut pas lui qui se chargea de ma plainte mais une jeune femme qui m'adressait des regards insistants qui devaient répondre aux miens. Il me semblait la connaître, c'est elle qui osa la première exprimer ce trouble. J'ai compris plus tard que j'avais rêvé son rêve la nuit précédente.

_ Tu l'as su quand? Au poste, pendant ta déclaration?

_ Non plus tard, nous nous sommes revus, entretemps j'avais retrouvé le portefeuille, ou plutôt il avait été retrouvé avec ma livret dans la chambre d'une cliente américaine. Le mari avait pris un avion de Boston pour venir s'en saisir et me le mettre sous le nez à la réception. Christiane a affirmé croire en mes dénégations mais le contrat n'a pas été prolongé.

Non, je l'ai revue plus tard, au mariage de Delphine et Laurent. Elle s'appelait Géraldine et était la petite amie temporaire d'un vague cousin de Laurent. Nous nous sommes isolés de la fête pour discuter. Nous avons échangé nos numéros de portable. La relation a longtemps été platonique, nous avions pris l'habitude de nous raconter nos rêves, pour comparer et voir si la chose se répétait. Mais nos rêves ne se sont plus jamais croisés, alors un soir nous nous sommes enhardis. C'était à la terrasse d'un bar, l'Eldorado. Nous avons longtemps marché cette nuit-là en nous tenant la main. Je savais que nous ne nous quitterions jamais, comme si je n'avais pas quitté son rêve cette nuit-là ni elle le mien.

 

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  • Dire ce que l'on a sur le cœur, ne pas voler, le dire en chantant, en écrivant, Odysseus déjà les lui confiait, ses tourments, pour rigoler, menteur métissé, enchanteur, en chantier, et puis lire encore, l'ouvrir aux autres, le fermer enfin.
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